Où va la campagne présidentielle ? A trois semaines du premier tour, difficile de prévoir à quoi ressemblera le paysage politique à la fin de ce mois. S’il est plus que probable que les deux finalistes seront Hollande et Sarkozy, il reste bien des points d’interrogation, aussi bien sur l’ordre d’arrivée des candidats que sur la tournure que prendra le second tour.
La difficulté de toute prévision vient du fait que le scénario est totalement inédit. D’une part, c’est la première fois qu’un sortant confortablement élu (53 % des voix en 2007) accuse un tel retard par rapport à son challenger, même s’il a rattrapé une partie de celui-ci. Etre à 44 ou 45 % des voix du second tour, à cinq semaines de celui-ci, ne s’est jamais vu dans l’histoire déjà longue de la Ve République. Cette situation atypique conduit à une sorte de renversement de rôle : le sortant se présente en homme nouveau, multiplie les effets d’annonce, attaque à tout-va son challenger et bien entendu "oublie" de se référer à son bilan. En face, ledit challenger (F. Hollande) fait une campagne de sortant, annonce au compte-goutte des propositions et évite de répondre aux provocations de son principal concurrent. Si on voulait être désagréable, on pourrait dire qu’il s’agit de l’affrontement entre un « sale gosse » insolent et impétueux qui voudrait tant amener son rival dans le bac à sable face à un notaire de province qui gère, en bon père de famille, son capital électoral et qui ne veut surtout pas recevoir le moindre éclat de boue.
On reconnaîtra que ce scénario peut désorienter. Il n’est sans doute pas pour rien dans le désintérêt manifesté par l’opinion publique pour ce scrutin avec le risque bien réel d’un fort taux d’absentention. On est donc à des années lumière de 2007 où l’on avait vu deux candidats flamboyants – sans doute moins costauds – déclenchant les passions (il faut se souvenir de l’hystérie autour de Sarkozy et, on l’a oublié, de Royal), alors que François Bayrou suscitait un intérêt intellectuel très fort, transcendant les clivages.
Cette fois-ci, le troisième homme de 2007 pourrait être le 5e et il semble lui aussi usé, répétant en boucle le même discours. Certes, on peut lui reconnaître d’avoir visé juste sur divers thèmes (l’endettement, les atteintes aux libertés sous Sarkozy..), mais la mayonnaise a du mal à prendre, d’autant qu’on a le sentiment que notre Béarnais revient vers ses eaux naturelles, le centre droit.
L’élément nouveau par rapport à 2007, c’est que le débat s’est profondément polarisé autour de deux candidatures emblématiques, celles de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon. Examinons d'abord le cas de la « chef » du front national. Une opinion répandue dans le petit monde politico-médiatique voudrait que sa campagne marquerait le pas et qu'elle réaliserait une contre-performance. C'est sans doute prendre ses rêves (le mien aussi) pour la réalité. Tout cela est lié à des sondages qui, après un début de campagne tout feu tout flamme la font plafonner à 14-15 %. Prudence cependant ! Car on ne soulignera jamais assez la versalité et l’existence d’une marge d’erreur d’au moins deux points : quand on nous annonce un candidat à 13 %, il peut aussi bien être à 11 % qu’à 15 %, ce qui change tout de même les données. De plus, les sondages ont pratiquement tout le temps minimisé le score du FN.
Le climat d'inquiétude, voire de spleen national qui paralyse le pays depuis plusieurs années, accentué par la tragique tuerie de Toulouse, devrait une fois encore servir le discours de peur et d'exclusive à tout va qu'entretient, avec un certain talent, mademoiselle Le Pen. Certes, elle ne peut pas prétendre réitérer l’exploit de son père, en réalisant un « 21 avril à l’envers », mais elle suscite un intérêt réel au-delà de l’électorat traditionnel du Front national. La nouveauté, c’est qu’elle veut donner à son mouvement une crédibilité dont souffrait terriblement son vieux pater marqué par l'histoire de la seconde moitié du XXe siècle (l'Occupation, l'antisémitisme, les guerres de décolonisation, etc). Certes, nombre de ses propositions ne tiennent pas la route (notamment la fin de l’euro et l’immigration zéro), mais elle a réussi à faire croire à beaucoup qu’à la différence de son père, elle souhaite gouverner.
Elle vise non pas 2012, mais 2017. D’ici là, elle espère que l’échec de Nicolas Sarkozy qu’elle va contribuer à faire advenir dans l’entre-deux-tours provoquera une explosion de l’UMP, permettant d’envisager une alliance, à l’italienne, avec la partie la plus droitière de feu le parti unitaire. Dans une compétition où Nicolas Sarkozy marche allègrement, et sans trop de mauvaise conscience, sur ses plate-bandes, elle entend marquer des points en rassemblant son camp et en séduisant ceux qui, par ras-le-bol, veulent renverser la table d'un système où ils ont sentiment que tout change pour ne rien changer.
La candidature de Jean-Luc Mélenchon est à la fois la plus opposée qui soit à celle de Le Pen (par le choix de valeurs, par les références historiques), mais en même temps, celle qui s'alimente le plus de ce terreau de la désespérance. Là où le FN mise sur les ferments de la division et de la colère face au fatalisme de la crise, Jean-Luc Mélenchon exalte les vertus du politique pour redresser le pays. L'une joue sur le registre du « tout fout le camp », l'autre sur celui de « la volonté politique qui peut tout », mais ils sont l'un et l'autre l'expression d'une volonté de renverser la table. « Sortez-les ! », disait Mélenchon dans l'un de ses livres...
Incontestablement, l'actuel député européen (peu actif, semble-t-il) marque cette campagne par son enthousiasme, son charisme et sa personnalité. Tout un chacun, même celui qui n'épouse ces idées, sent bien que la politique est sa raison de vivre et qu'il y met une forme de sincérité et un allant assez rares. Au risque d'en défriser certains, son énergie ressemble à celle qui anima Sarkozy en 2006-2007... Vraisemblablement, Mélenchon ira prendre des voix dans le flot qu'on annonce intense des abstentions et parmi ceux qui auraient pu céder aux sirènes du FN. Il refait adhérer aux vertus de la politique, propose un discours carré qui ne s'embarrasse pas d'un chiffrage économique et du sens du compromis qui a été la caractéristique des politiques depuis 1988 (avec la réélection de Mitterrand), si on enlève les deux premières années de la présidence Sarkozy. Il fait rêver, disent certains, et on aurait tort de gâcher son plaisir en ces temps de morosité.
Mais quel serait le débouché d'un Mélenchon à 15 % (ce qui lui ferait retrouver le score du communiste Georges Marchais... en 1981) ? Incontestablement, cela obligerait François Hollande dont le score ne serait pas le double, à reprendre certaines de ses propositions. Avec le risque de faire fuir une bonne majorité des électeurs centristes dont la gauche a besoin pour gagner... Sans rentrer dans ces considérations purement tacticiennes, la question se pose de la « gestion » de ce capital électoral. En annonçant qu'il ne participerait par au gouvernement « social-libéral » de Hollande, Mélenchon se prive d'une possibilité de négociation avec les socialistes. Il conserve pour lui une forme de pureté « révolutionnaire », mais se condamne à n'être que la mouche du coche. En même temps, il lui sera très difficile d'entrer dans une équipe plus proche de l'esprit d'un Delors que d'un Mitterrand versus 1981. Pour le flamboyant candidat du Front de gauche, le plus dur commence le 23 avril...